CHAMBRE NOIR

(trad. Patrice Dyerval Angelini, L'Armourier,2006)
ISBN 2-915120-26-9
www.amourier.com


 





CHAMBRE NOIRE

“Pour vous, elle ne serait rien d’autre qu’une

photo indifférente, l’une des mille manifestations

du ‘quelconque’ ; elle ne peut en rien

constituer l’objet visible d’une science; elle ne

peut fonder une objectivité, au sens positif

du terme; tout au plus intéresserait-elle votre

studium: époque, vêtements, photogénie ;

mais en elle, pour vous, aucune blessure.”

Roland Barthes, La chambre claire

 

 

 

pour mon père et ma mère

 

 

 

Peut-être parce que

dans le tas de photos

par pure convention

le hurlement est muet,

que se bloque le cours

de ce temps suspendu,

en avant, en arrière.

Tout s’est déjà produit

et là on s’en assure

sans grand détachement,

les mérites, les torts

ont été mis sous verre.

Les vivants sont des morts :

saisis en leur absence

de statut, mais dans l’acte

de descendre sans ports,

bien qu’avec ses départs,

avec ses arrivées.

Morts-vivants.

 

 

 

Chambre noire

“ L’élément historique, dans les choses,

n’est que l’expression de la souffrance passée ”

T.W.Adorno, Minima moralia

“ Au-delà de l’amour, au-delà de la haine,

au-delà de la mort, résiste ce qui intéresse ”

F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathustra>

 

ombre du visage

image reflétée

sillage qui succède à lui-même

empreinte qui a fini

sous verre…

projection d’une vie

qui la précède

mais demeure en arrière

clef fournie

et perdue, mystérieuse,

d’un être à

cheval dedans et

dehors : le moi dominé

par un absolu

total et indifférencié…

traces d’un discours

en soi égaré

perdu, effacé

sur la pente du

temps foudroyé

 

 

 

L’objet qui s’est

offert à l’objectif

déclenché, détaché.

Mis à mort,

quoique là indéfiniment

suspendu, dessiné

absurdement

dans son être exposé.

Acte manqué.

 

 

 

1

(Robe charleston en satin

avec fleurs de paillettes

et frangettes de perles

sur les jambes nues.

Escarpins décolletés

à ruban.

Une main sur la hanche

et l’autre qui soutient

les cheveux par-derrière.

Lèvres serrées,

bouche en coeur.

Le bord, dessous, porte signé :

Wanda Dell’Amore.

Le 2 – 7 – 38.)

 

 

Soubrette de variétés

en de petits théâtres

de dernier ordre

où l’on estimait l’art moins

que les formes épanouies

de ses vingt ans.

 

 

Du reste, satisfaite

de son corps qui a plu.

“ J’ai beaucoup donné,

beaucoup aimé,

mais j’ai beaucoup reçu.”

 

 

De qui a été,

au-delà des torts

et des illusions

payées sur son corps,

heureux dans sa peau

puis usé. Mais regrettant

que toute chose rencontrée

enlève un gramme,

limant chaque jour,

creusant, comme l’eau,

le vide alentour.

 

 

 

2

(Déjà vêtue

de noir, le regard

altier, et penchée,

prenant par la main

l’enfant qui, près d’elle,

en tablier blanc

avec un étrange

col formant pèlerine,

se bute et demande

d’un air contrarié

qu’on le laisse aller

seul.)

 

 

S’étant voulu faire

fille de son fils,

dans ses bras elle pèse

et elle l’enlace.

La voilà petite,

décharnée, osseuse,

mais enveloppant

cet enfant qui fut

le fruit tant aimé

le champ, l’objectif

de son opiniâtre

vie solitaire.

 

 

Elle s’est contrainte

d’aller travailler,

faite esclave des

besoins de l’enfant.

Devenue maîtresse

et sangsue : un lierre

qui l’a entouré

pour le dévorer.

 

 

Ride après ride,

rétrécie, desséchée,

parcheminée.

 

 

 

3

(Dans sa robe d’organdi

brodée de jours,

elle pose

sur un récamier.

Un bras s’abandonne,

sur le point

de tomber.

Elle soutient d’une main

son menton.

Sous sa frange

ses yeux noirs

fixent les lointains.)

 

 

Trop tôt vieillie

par le métier,

sur sa chaise à l’ombre

dans la pièce,

gardant tout le jour

son chapeau,

 

 

elle chantait bas,

sans plus rien savoir,

le même refrain :

“ fendant le vent

le fauconneau s’abat

en un instant.”

 

 

Comète, astre, éclair,

flèche d’argent.

Même la trace

de lumière…

tout s’éteint.

 

 

 

 

4

(En buste,

un couple :

lui a un chapeau

de feutre et une mince

écharpe de soie brune

double et serrée au cou,

elle, un corsage ample

à raies chauve-souris

jusque sous le menton.

Unis rien que par distraction.

Ils regardent chacun

dans une direction.

On devine que du vent

soufflait.)

 

 

Elle ne voulait pas,

mais d’accord avec sa

famille mon grand-père

s’occupa des papiers

et l’épousa,

la veille de Noël

en dix-huit.

Elle faisait toujours,

malgré elle, tout ce

que l’on exigeait d’elle.

 

 

Elle fut dans la vie

ce qu’elle n’avait pas

voulu : servante épouse

trompée. Et supporta

que son mari possède

deux foyers,

les entretenant par

son travail.

 

 

Elle n’eut rien

ou bien peu de ce dont

elle rêvait le plus.

Même la vie respectable

qu’elle espérait encore

lui resta interdite.

 

 

Toujours et en tous lieux

se déplaçant, le doigt

sur les cartes,

en quête d’un trésor.

Malgré toute la part

manquant, quoi qu’il advienne,

au rêve d’infini.

 

 

 

 

Les menus bouts de photos

souvenirs remués

par un cône éteint,

prennent contour, redonnent

ton et finalités

convoquent des liens

entre eux

revêtent la couleur

de la pensée

deviennent des endroits

et des temps toujours plus

distincts, au coeur

desquels les figures retrouvent

une épaisseur, s’exhale

une odeur de vertus

secrètes, d’atmosphères,

d’essences d’un

silence succulent

réseau stock entrepôt

d’images, de saveur.

 

 

 

5

(En file sur

l’étroit ponton

d’embarquement:

la fillette portant

les marques de son maillot,

sa mère, buste dressé,

et, dominant le groupe,

le père, sur la planche

inclinée au-dessus

d’une mer qui éblouit

à l’irruption du soir.

Et derrière, à l’ancre,

une voile laisse voir

le blason des Savoie.)

 

 

Lui, royaliste au sein

d’un foyer socialiste,

était dans la famille

une brebis galeuse.

Sa femme, couturière,

l’encourageait, disant

qu’il y gagnerait

en respect.

 

 

Lui qui avait été

soldat de choc et puis

fasciste de la première heure.

Il fréquentait un groupe

d’amis qui tous trompaient

l’ennui, se partageant

l’Europe sur le papier.

 

 

Tué avec les autres

sur la digue du fleuve,

dans le petit matin.

Délogé d’une manne

pleine de plumes d’oie,

sur les traces de sa

fille en train de jouer

dans le boyau de la cave :

descente et remontée

jusqu’à la catastrophe.

 

 

 

6

(Debout,

la main sur l’accoudoir

d’un petit canapé

en bois.

Un large béret d’où

s’échappent en couronne

ses cheveux, et dessous

tombe une lourde robe

avec sa jupe à plis

et une redingote

ornée de petit col

et poignets en velours.

Sur le fond, la tenture

de brocart que retient

un cordon brodé

formant un ruché,

derrière la tête.

La date est marquée :

1 – 4 – 1918.)

 

 

Pour elle c’est resté

l’époque la plus belle

de sa vie,

celle où, de son village

de montagne, elle était

descendue jeune fille

pour être domestique

à Florence dans une

maison bourgeoise.

 

 

Elle aimait les avenues

à l’heure de la promenade

et les ombrelles

qui s’ouvraient au soleil

et les calèches

arrêtées le long du trottoir.

Et puis s’habiller

le dimanche,

pour elle aussi

faire son effet.

 

 

Elle s’est persuadée

qu’en ce lieu seulement

on l’a vraiment aimée,

et dit que dès ce temps

elle ne ressentait que la peur

et nullement l’impatience

de ce qui l’attendait.

 

 

 

7

(Presque chauve,

visage rond

que soulignent des moustaches

épaisses et sombres.

Dans sa veste

de futaine,

le revers barré de

velours noir.

Le père de mon père.)

 

 

Cet homme que je n’ai

jamais connu

et dont dépend

ma vie.

Qui à ses torts manqua

de peu – croyais-je –

ou de beaucoup, le rendez-vous.

 

 

De lui j’ai su tout juste

que, demeuré veuf,

il s’était remarié

– son fils ne voulait pas –

et qu’atteint de thrombose

il était resté des années

grabataire avant de mourir.

 

 

Pour moi enfant

il était devenu,

par je ne sais

quel effet,

l’image concrète

d’une pensée, au fond,

pas tellement étrange :

la faute due à l’immense

désordre du monde.

 

 

 

 

8

(Casquette,

vareuse à col

carré, un court

cordon blanc

sous le bras.

Sur un bateau

miniature,

prêt à lever l’ancre

de son port,

avec une proue en carton.)

 

 

Aujourd’hui, tout à coup,

s’il se laisse aller,

c’est, dit-on, parce qu’il

tombe malade :

chute de tension.

Ou bien, pire,

c’est qu’il est devenu

la proie d’une idée fixe.

 

 

Il sait bien que ce n’est

qu’une impression.

En lui, quand il pense

que toujours la vie

est déjà passée

et qu’on ne peut plus

rejouer la partie.

Toute autre chance

est ratée, perdue,

désormais enfuie.

 

 

Mais la défaillance

est le fruit d’une

sensation douloureuse :

d’avoir été trompé

et, en toute chose,

dépouillé.

 

 

 

Présence effacée :

idée d’une chose

inanimée

parvenue au point

de se faire essence

définie, et cependant

visage opaque,

sans vie.

Signe évident d’une déchirure

sur le tableau si respectable

de l’infranchissable distance

du saut et du passage

dans la fiction scandée

du présent.

 

 

 

9

(L’enfant appuyé

contre les genoux

de son père qui

manoeuvre attentif

le bouton et muet

montre une station.

La mère regarde, ravie,

tendue sur la radio.

Dans le cercle d’or du salon.)

 

 

On peut dire

que je suis né

que j’ai grandi

qu’on m’a peu à peu élevé à

l’ombre de la respectabilité.

 

 

Disposé à remercier

du peu qui était assuré,

content sans trop.

Tendant

quoique hostile

à la révolte,

porté à conjuguer

dans l’absolu

refus et sens

du respect.

 

 

Oh, le reflet aimé

débordant à l’excès

de contours estompés

toujours…

comble d’éblouissement

auréolant l’objet.

 

 

 

 

10

(Avec son casque à pointe

et sa cape,

sur un faux cheval.

Une forêt sombre

compose le fond.

Une main sur la hanche

et l’autre soutenant

haut le sabre,

entre épaule et tête.

Il rit face à quelqu’un

devant, qui l’accompagne

– suppose-t-on.

À la plume, sur le blanc

du carton, cette date :

mai 1908.)

 

 

Parti pour l’Allemagne

du nord, travailler

en usine.

Il eut du bon temps

malgré plus de dix

heures par jour. Au fond,

toujours moins que s’il

était resté en Italie.

 

 

Pris en sympathie

par la fille du patron,

il comprit soudain

qu’il pourrait se caser.

 

 

“Et maman…

et moi, alors, que

serions-nous devenus ? ”

Demande éplorée à

mon grand-père en qui, Dieu

sait pour quelle raison,

ce souvenir

refaisait surface.

“ Mais… elle avait

une tête de jument.”

 

 

 

 

11

(Moi, à six ans,

je crois. Distrait,

mais pas trop,

de mon jeu sur la table

avec les lettres de l’alphabet.

Malgré l’état

précaire de la chaise,

appliqué tout de même

à combiner sur un cadran

des croisements.)

 

 

La parole, pour moi,

arrivait de bien loin.

Je la percevais presque comme

un a priori. Un stimulant.

Dans un processus en

quelque sorte inversé.

Cherchant à lui faire correspondre

une réalité qui, au contraire,

plus elle était touchée, saisie,

plus elle échappait aux cinq sens,

inconsistante.

 

 

Avec l’effet d’être lancée

sur un corps prononcé qui,

lorsqu’on l’énonce,

d’un coup se trouve ressaisi.

 

 

 

 

12

(Il pose, sans

vêtements, assis

sur le mur de clôture,

avec insolence

il serre entre ses lèvres

un brin d’herbe.

Le menton levé,

le regard

tombant sur

quelque chose ou quelqu’un

tout près de là.

Il soutient de la main

son genou.

L’âge est indiqué:

vingt-trois ans.)

 

 

De la mort, il fut tout juste

sauvé par la relégation.

Mais étant devenu bizarre,

il ne voulait plus sortir.

Comme un petit garçon.

 

 

À la maison il s’affairait,

cherchant à occuper ses mains

pour fuir un équilibre instable

au fil des jours. Il s’élançait

sur les traces de la chatte

à tout moment.

 

 

 

 

… un réel

recomposé, rendu

logique, bien en ordre,

soustrait au flux

incontrôlé

de la vie, attendu

au passage et qui a

glissé dans le long

l’étroit corridor,

le goulot de l’entonnoir

qui l’a recueilli

fragmenté puis

par enchantement

restitué dans un

état achevé, pendant

l’espace d’un instant,

intact et retrouvé.

 

 

 

13

(Sur le bord de mer

en plein été.

Chemisier

vaporeux et

sac à main blanc.

Elle se tourne et parle.

Je la regarde

me regarder

en extase.)

 

 

Ma mère, aimée

et, pour l’aimer,

tenue à distance.

Détachée, passée sous silence

sur tous les plans,

débordant en moi mais

dépensée par petites sommes.

Revue par étapes

dans ma vie

lointaine et autonome.

 

 

Toujours sous la tenaille

de l’attente,

sans prise, entre nous,

d’un dialogue qui vaille.

Autre bout du fil

qui me tire,

force d’un parcours

vers aucune issue.

 

 

 

 

14

(Petits yeux perçants

vrillant l’étroit passage

– au-dessus de la

gorge et du menton –

entre l’étole

et un chapeau

dont la visière s’orne

d’une résille.

Sur la photo

malicieuse et recherchée,

dessous, la signature

elle aussi tracée

d’une écriture

élégante et nette.)

 

 

Il n’y avait rien

qu’elle n’ait dit

savoir faire.

Jamais en repos

ou les bras croisés.

Sans trêve.“ Oui,

mais, quant à moi…”.

Son domaine :

la maison, la cuisine.

 

 

Aujourd’hui bloquée

toute la journée

sur un fauteuil

devant la fenêtre,

elle veut garder

sa petite chienne

attachée à son dossier

dans la même captivité.

 

 

Maintenant ou plus tard,

quoi qu’il en soit, sur une

pente qui s’éboule et glisse,

qui s’écroule en cascade,

quoi qu’il advienne.

 

 

 

15

(Cheveux tirés

sur les épaules,

petits yeux

rapprochés

et une main

entourant sa gorge.

Robe à pois.

Guère plus

de vingt ans.)

 

 

Contraint par une étrange

invite à m’attabler

au jeu de l’interdit,

mais distrait cependant

devant son va-et-vient

avec la pièce d’à côté :

devenue toute rouge, en hâte

elle va prendre sa culotte

accrochée avec les vêtements

au-dessus du feu.

On entend chuchoter,

puis des cris étouffés

derrière la porte.

 

 

Saisi et rongé par la

jalousie, ma vengeance :

m’élancer,

puis la griffer,

furieux,

de toutes mes forces.

Mais à maman, rien… grâce

à un pacte tacite

entre nous, pas un mot.

Elle me laissait, si

elle était seule, me

glisser entre ses jambes

quand elle repassait

et puis fouiller là

sous sa jupe courte.

 

 

 

 

16

(Avec son tablier

qu’on dirait un rideau

accroché à son cou,

main tendue pour saluer

et un pied qui se campe

avec satisfaction

sur le panier.

Scène prise de profil,

que montre ce reste

de carte postale.)

 

 

À la maternelle, dans la salle

après le déjeuner,

la tête sur la table

avec le devoir de

faire silence, pourtant

se regarder en cachette

et rire sous cape

sans qu’on vous attrape

par surprise

pour vous mettre au coin.

 

 

Furtives passaient au loin,

ne s’arrêtant jamais,

les grosses religieuses

entrant, sortant en choeur

par des portes infranchissables

pour nous, le long de couloirs

bleu ciel, et comme rétractant

avec vigueur dans leurs habits noirs,

l’un après l’autre,

leurs morceaux de chair rose.

 

 

 

 

Serait-il donc mort

ce passé ?

Ou se cache-t-il hors

du champ de vision,

dans un objet fixe

et détaché…

Le bout de galette

trempé dans la tasse,

ce goût retrouvé

soudain et gardé

qui tressaille,

s’arrête, redescend

dans ce qui, au hasard,

peut être évoqué

par une image

qui le reflète, le

faisant imaginer,

tout juste perçu

dans le tourbillon

de signes remués

sur le tracé.

 

 

 

17

(Un tee-shirt

juste à ma mesure

sur le pantalon

que je m’amuse

à baisser,

riant vers l’objectif.

Avec la ceinture

de nouveau serrée

autour des vêtements.

En juin 54,

à cinq ans.)

 

 

Tous les matins,

à notre arrivée,

la même bataille

pour les carreaux

de la cour.

Donnés en concession

à notre discrétion

de tyranneaux en herbe,

qu’on colorait avec

quelques débris de brique,

rangée d’aspirants peintres.

 

 

Et nous en prenions soin,

en vue des trois petites

qu’il était convenu

– désir non exempt

d’un sentiment de faute –

d’arriver à toucher,

nous emparant en hâte

de chacune derrière

les buissons du muret.

Encore qu’avec bien peu de chair

entre les jambes

et le sein maigrelet.

 

 

 

 

18

(Cigarette en main,

un bras replié

sur la poitrine,

au milieu

d’autres gens,

il m’écoute

et je m’agrippe

presque à lui.

Souriant, pourtant,

quoique lointain.

Veste de velours

sur un chandail

court et usé.)

 

 

Dans ses propos

non sur Dieu mais

sur le destin,

j’avais saisi l’idée…

dans ces taches

sur la peau,

son souffle haché

ses vêtements lâches,

signe d’indulgence,

de liberté et d’entorse

à la règle.

 

 

À six ans m’est venue d’un coup,

pour la première fois,

l’idée du déclin

inexorable, de la course

de toute chose vers un point mort.

 

 

 

 

19

(Petit tablier clair,

chaussettes montantes

à rayures, sandales

à trous.

Mon père attentif et

soucieux devant un chien

féroce mais empaillé.

Le prix marqué

dessous et, de côté,

l’occasion

pour ses quatre ans.

Octobre vingt-huit.)

 

 

Moi, devenu

par inversion

père de mon père

en cette image

bloquée, demeurée

à l’état de passé.

 

 

Renversé

le rapport

de grandeur,

dans une optique

qui de toute façon reste

équivalente.

 

 

Prêt, et content,

à le prendre par la main,

à lui parler du monde

et de la vie

en le guidant bien loin.

 

 

 

 

20

(Petite robe bouffante

serrée par un cordon,

avec toute

sa richesse

sous le buste

et les épaules ornées

de perles fantaisie.

Et moi qui,

d’un air las,

tire par un bras

la fillette.)

 

 

L’été, l’après-midi,

enfermé au rez-dechaussée

sur la terrasse.

Si je ne m’étais pas

échappé, Marceline

montait parfois me voir.

Pulpe goûteuse à mordre,

pêche, fruit à point.

Tous deux allongés entre

les pots de géraniums.

 

 

Ou en alerte dans le noir

de la cave tout en bas

sur les cageots de fruits,

elle aimait

tenir dans ses mains

ce qui pendait.

Je n’éprouvais que le

plaisir d’être saisi.

Mais l’idée me venait

que c’était bien injuste

pour moi, et désavantageux

qu’elle n’ait pas ce truc.

 

 

 

 

Faîte et racine

des êtres, certes ;

dimension globale,

objets devenant même

et symbole et fonction

de tenue, de durée.

Point plein

qui sans limites

contient le sens

illimité où

par convention

coïncident dans l’action

élan et retombée.

 

 

 

 

21

(C’est moi, le regard

fixe devant moi.

Et j’ai un tablier

à ceinture

et de grandes chaussettes

de la même teinte foncée.

Les bras le long

du corps. Mais nullement

détendu, raide

au contraire,

sur le qui-vive.)

 

 

J’avais éprouvé

un peu de désarroi,

l’impression de déveine

et de stupeur en découvrant

qu’on ne trouve jamais

la place

qui vous revient

pour pouvoir s’en tenir

à sa juste mesure.

 

 

C’est ainsi que pour moi

est resté en suspens

le fait que vivre soit

comme découvrir quelque

chose d’interdit

de défendu,

que tout naisse et grandisse

en cachette,

et advienne,

pour tout dire, dans la peur.

 

 

 

 

22

(J’ai un large tee-shirt

couvrant

mes autres vêtements.

Des sandales en cuir.

On me tient par la main

au bastingage,

du pont je fixe la mer

et une barque qui passe

juste en face.

J’ai sept ans.)

 

 

La voilà,

déployée au vent

la voile de l’enfance

à l’horizon.

Par moments elle se cabre,

incertaine,

reprend sa fuite

plus loin.

 

 

Ma route semblait gravée

indubitablement

et en quelque sorte

ouverte.

Rêves, projets et plans

ensemble, et tous étranges,

rapides et s’enfuyant

sur les flots.

 

 

Si maintenant je regarde

en arrière,

je me vois comme

un peu noyé

dans le vide qui, tel un verre,

s’est placé entre le moi

d’à présent

et celui du passé.

Mais plus il se dévoile

en bien des lieux,

sous tant d’aspects,

plus il reste caché.

 

 

 

 

23

(Ma mère rit,

visage à la renverse,

elle remue à peine

ses cheveux ondulés

sur son dos.

Le jeune homme maigre

derrière elle, levant

un regard pensif

a comme un sourire

hésitant.

Dans un soir

qu’on devine tiède.)

 

 

Vers les buissons du fleuve

ce premier amoureux

avait conduit ma mère,

et son frère jaloux

en épiant leurs pas

ayant couru derrière

leur jetait des cailloux.

 

 

Il s’est écrasé un matin

au cours d’un exercice

avant de partir

pour le front.

Et elle recueillit,

dans l’écho de sa gloire,

le peu qu’on retrouva

parmi les restes.

 

 

En feuilletant ces souvenirs

j’ai toujours réfléchi

à ce qui avait été

et qui aurait pu ne pas être,

au hasard qui gouverne

toute histoire.

 

 

 

 

24

(Mon père

tout jeune, en compagnie

de ses camarades

qu’on devine placés

en face.

Ils plaisantent,

et lui répond

en mimant

des gestes sexuels.)

 

 

Au milieu de dossiers

anciens et récents,

dans un bureau de

l’Office de Reconstruction,

il rencontra la jeune fille

qu’était encore

ma mère, alors.

Là débute l’histoire

qui me concerne.

 

 

Il fut jeune lui aussi

et il connut des épisodes,

des aspects de l’amour.

Cependant, entre nous

par un pacte muet

nous feignons d’ignorer

que l’un expérimente

ce que l’autre

a déjà fait.

 

 

 

 

Personnages et objets

sur la trace du concret,

dessinant l’autre face

d’un présent

scindé en deux, évanescent,

effiloché :

celle du discours en ordre

devenu portion logique

de l’immense,

miroir ou effigie

d’une valeur retrouvée,

tangible et immanente…

alphabet de non-sens

venu du plus profond abîme.

 

 

 

 

25

(Chemise

et petite cravate

sous un petit blouson.

Mains derrière le dos,

l’épaule appuyée

au muret

de la terrasse.

Expression un peu

perplexe

mi-satisfaite

mi-boudeuse.

Même l’année est indiquée :

1957.)

 

 

En me voyant

sur cette photo

je ne me demandais pas, alors,

ce qui adviendrait.

J’étais sûr

que par la suite,

quoi qu’il arrive,

je me regarderais

encore.

 

 

L’étrange est que

je ne me sentais

nullement exister

mais très exactement

déjà passé.

Comme saisi et fixé

de fois en fois

dans cette pose

contre le mur.

Éloigné de moi-même

et en partie exclu

de tout futur possible.

 

 

 

 

26

(Ma soeur

à quelques mois,

enveloppée dans un tablier

qui la serre.

Perplexe, je la tiens

par un doigt.

L’air égaré.

Mêmes oreilles,

semblables les yeux

le nez la bouche.

J’ai cinq ans.)

 

 

Et puis sonne l’heure

qu’on ne craint même pas.

Avoir été ensemble :

découvertes et jeux

dans les mêmes vêtements…

et arriver

à se perdre de vue.

 

 

Se voir rarement

et n’avoir, à présent,

plus rien à se dire.

Des deux côtés

d’un mur,

tout en haut peut-être.

Chacun des deux ayant

assumé un rôle, sa part

d’une vie qui fut commune

et maintenant se trouve

éloignée

par mille événements.

 

 

Mystère

des lignes qui divergent

à partir d’un point

sur cartes et papiers

à l’infini.

 

 

 

 

27

(De moi qui viens

vers moi plus grand

et plus lointain,

l’image qui s’avance

venant de la glace

d’une vieille armoire

dont la porte

s’ouvre tout doucement.

Une main tendue

comme peut-être

pour notre défense, et l’autre

tout contre le tee-shirt

dans le geste esquissé

de nous couvrir le visage.)

 

 

C’est que je restais un

inconnu, dans cet ensemble,

quant au sens du portrait

et de son contour

qui se reflétait là.

Détourné, dans l’inverse,

de mon identité

en me montrant à moi-même

avec une précision soudaine,

perdu dans les limites,

dans les points dessinant l’objet.

 

 

Et aujourd’hui encore

je me surprends séparé

de ce que je pense être,

je ne me vois

ni jeune ni vieux,

suis-je beau ou laid ?

Je me perçois comme

un obstacle

ou bien de moi je disparais

presque en entier.

 

 

 

 

28

(Ma mère

qui rejette

la tête en arrière

sur son corsage

de soie, souriante.

Coiffée d’un chapeau

noir. Robe

légère, fantaisie.

Une main

sur sa gorge.

Pleine de vie,

ardente.

Environ vingt ans.)

 

 

Mais je ne la reconnais pas.

Je la regarde et ne la vois

pas : son genre

m’est inconnu.

Comme quand je fouillais

dans son sac à main,

entre poudrier

miroir et lime.

 

 

Qu’elle ait vécu,

déjà heureuse…

et moi je n’étais pas là,

je n’existais

pas même comme souffle,

empreinte, vide.

 

 

 

 

Découverte que tous

ces traits les plus infimes,

dépareillés, de plus,

appartiennent au même

système général,

composé de parties

et aussi de rapports

qui pourtant vont jusqu’à

posséder un sens, dans

leur désordre total.

 

 

 

 

29

(Les parents, derrière.

Le père est debout,

tenant satisfait

la main de sa fille :

elle le regarde

à la dérobée

sous le rebord de

son chapeau de paille,

un oeil attentif

à l’objectif et

l’autre main serrée

qui étale les plis de la robe.

La mère, penchée,

soutient le petit, qui a

un chapeau en papier journal

et un seau,

grimpé en équilibre

sur le cheval à bascule.)

 

 

De lui,

de ses courses

jour après jour :

magasin, maison,

famille.

“Pour les enfants,

Giovanna…”

 

 

Et pourtant le destin

l’a saisi

aux épaules,

le voilà condamné

sans appel.

Et sans même soupçonner

– à supposer qu’il en ait eu

le temps –

que s’amenuise

la distance trompeuse

sur son chemin.

 

 

Il claqua d’un cancer

à l’intestin

et elle, un an après,

d’une tumeur

au cerveau.

Le plus jeune

a perdu la tête,

la fille s’échine

à boucher les trous,

à calculer

le peu qu’il reste

pour soigner la maladie

de son frère,

ayant par deux fois

payé au passage, naïve,

aux dépens de sa bonne foi

la succession.

 

 

 

 

30

(Tout recueilli,

mains jointes

sur le nez,

agenouillé dans l’escalier,

récitant des prières.

Mais le regard levé,

distrait

de ses bonnes intentions,

pour ressortir dans le portrait.)

 

 

Découvert au hasard

par ma mère

allongé dans le lit,

poches du pantalon

pleines de femmes nues,

images appétissantes

découpées d’un journal.

 

 

Tombant sous la menace

d’obscures punitions,

de chaînes et de mort.

Et cependant, malgré

cette peur, entraîné

et attiré

par la logique qui

veut que les belles choses

fassent souffrir.

 

 

Descendre, gravir,

s’écrouler dans le vide

et à rien cela

ne peut servir…

 

 

 

 

31

(Moustache noire

en brosse,

il pose sous l’uniforme

de cavalier.

Sûr de lui

mais l’air distrait,

s’appuyant de la main

entre la colonne

et le mur.)

 

 

Mon grand-père refusait

de s’inscrire au parti

fasciste et l’on venait,

la nuit, le bâtonner.

Ma mère en attrapa

une maladie de nerfs.

Il dut

quitter sa ville

car on ne le laissait

plus tranquille.

 

 

Dès lors il ne put

que survivre.

Il avait bien compris

que rien ou presque

n’avait changé pour lui.

Mais ne voulant jamais

se vanter de

son passé.

 

 

Héros d’une époque

un peu dépassée,

il fut, pour ses idées

de liberté,

offensé puis trahi.

Analphabète, le dimanche,

il achetait l’Unità.

 

 

 

 

32

(C’est un menu paquet

enfoui au milieu de

rubans avec des noeuds,

caché dans un couffin,

entouré de fleurs blanches.

Dessous, imprimé

avec les données,

cet ennéasyllabe :

“ Il n’avait rien connu

de la vie.”)

 

 

Dans la poche des eaux

il fut, à la dérive,

naufragé.

Il eut, comme pensées

plaisirs et soucis,

non les siens, ceux d’autrui.

 

 

Poisson dans une mer

minuscule,

extrait de son bocal,

à cette ombre parfaite

arraché,

il fut, rien que pour

quelques heures,

déclaré à la loi,

mis au nombre des hommes

ayant existé.

 

 

Ce n’avait été qu’une

mise en ordre de fonctions

mais ratée.

Quelqu’un de commencé

qu’on n’avait pas fini.

 

 

 

 

… un signe

est la donnée, mais sans

mémoire ou nostalgie,

de ce qui a été.

Aimé ou non aimé,

inconnu, en tout cas.

Totalement perdu

effondré dans l’instant

de sa fin

où il se trouve

fixé

juste avant de périr.


  Paolo Ruffilli Mail: ruffillipoetry@gmail.com