CHAMBRE NOIR
(trad. Patrice Dyerval Angelini, L'Armourier,2006)
ISBN 2-915120-26-9
www.amourier.com
CHAMBRE NOIRE
“Pour vous, elle ne serait rien d’autre qu’une
photo indifférente, l’une des mille manifestations
du ‘quelconque’ ; elle ne peut en rien
constituer l’objet visible d’une science; elle ne
peut fonder une objectivité, au sens positif
du terme; tout au plus intéresserait-elle votre
studium: époque, vêtements, photogénie ;
mais en elle, pour vous, aucune blessure.”
Roland Barthes, La chambre claire
pour mon père et ma mère
Peut-être parce que
dans le tas de photos
par pure convention
le hurlement est muet,
que se bloque le cours
de ce temps suspendu,
en avant, en arrière.
Tout s’est déjà produit
et là on s’en assure
sans grand détachement,
les mérites, les torts
ont été mis sous verre.
Les vivants sont des morts :
saisis en leur absence
de statut, mais dans l’acte
de descendre sans ports,
bien qu’avec ses départs,
avec ses arrivées.
Morts-vivants.
Chambre noire
“ L’élément historique, dans les choses,
n’est que l’expression de la souffrance passée ”
T.W.Adorno, Minima moralia
“ Au-delà de l’amour, au-delà de la haine,
au-delà de la mort, résiste ce qui intéresse ”
F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathustra>
ombre du visage
image reflétée
sillage qui succède à lui-même
empreinte qui a fini
sous verre…
projection d’une vie
qui la précède
mais demeure en arrière
clef fournie
et perdue, mystérieuse,
d’un être à
cheval dedans et
dehors : le moi dominé
par un absolu
total et indifférencié…
traces d’un discours
en soi égaré
perdu, effacé
sur la pente du
temps foudroyé
L’objet qui s’est
offert à l’objectif
déclenché, détaché.
Mis à mort,
quoique là indéfiniment
suspendu, dessiné
absurdement
dans son être exposé.
Acte manqué.
1
(Robe charleston en satin
avec fleurs de paillettes
et frangettes de perles
sur les jambes nues.
Escarpins décolletés
à ruban.
Une main sur la hanche
et l’autre qui soutient
les cheveux par-derrière.
Lèvres serrées,
bouche en coeur.
Le bord, dessous, porte signé :
Wanda Dell’Amore.
Le 2 – 7 – 38.)
Soubrette de variétés
en de petits théâtres
de dernier ordre
où l’on estimait l’art moins
que les formes épanouies
de ses vingt ans.
Du reste, satisfaite
de son corps qui a plu.
“ J’ai beaucoup donné,
beaucoup aimé,
mais j’ai beaucoup reçu.”
De qui a été,
au-delà des torts
et des illusions
payées sur son corps,
heureux dans sa peau
puis usé. Mais regrettant
que toute chose rencontrée
enlève un gramme,
limant chaque jour,
creusant, comme l’eau,
le vide alentour.
2
(Déjà vêtue
de noir, le regard
altier, et penchée,
prenant par la main
l’enfant qui, près d’elle,
en tablier blanc
avec un étrange
col formant pèlerine,
se bute et demande
d’un air contrarié
qu’on le laisse aller
seul.)
S’étant voulu faire
fille de son fils,
dans ses bras elle pèse
et elle l’enlace.
La voilà petite,
décharnée, osseuse,
mais enveloppant
cet enfant qui fut
le fruit tant aimé
le champ, l’objectif
de son opiniâtre
vie solitaire.
Elle s’est contrainte
d’aller travailler,
faite esclave des
besoins de l’enfant.
Devenue maîtresse
et sangsue : un lierre
qui l’a entouré
pour le dévorer.
Ride après ride,
rétrécie, desséchée,
parcheminée.
3
(Dans sa robe d’organdi
brodée de jours,
elle pose
sur un récamier.
Un bras s’abandonne,
sur le point
de tomber.
Elle soutient d’une main
son menton.
Sous sa frange
ses yeux noirs
fixent les lointains.)
Trop tôt vieillie
par le métier,
sur sa chaise à l’ombre
dans la pièce,
gardant tout le jour
son chapeau,
elle chantait bas,
sans plus rien savoir,
le même refrain :
“ fendant le vent
le fauconneau s’abat
en un instant.”
Comète, astre, éclair,
flèche d’argent.
Même la trace
de lumière…
tout s’éteint.
4
(En buste,
un couple :
lui a un chapeau
de feutre et une mince
écharpe de soie brune
double et serrée au cou,
elle, un corsage ample
à raies chauve-souris
jusque sous le menton.
Unis rien que par distraction.
Ils regardent chacun
dans une direction.
On devine que du vent
soufflait.)
Elle ne voulait pas,
mais d’accord avec sa
famille mon grand-père
s’occupa des papiers
et l’épousa,
la veille de Noël
en dix-huit.
Elle faisait toujours,
malgré elle, tout ce
que l’on exigeait d’elle.
Elle fut dans la vie
ce qu’elle n’avait pas
voulu : servante épouse
trompée. Et supporta
que son mari possède
deux foyers,
les entretenant par
son travail.
Elle n’eut rien
ou bien peu de ce dont
elle rêvait le plus.
Même la vie respectable
qu’elle espérait encore
lui resta interdite.
Toujours et en tous lieux
se déplaçant, le doigt
sur les cartes,
en quête d’un trésor.
Malgré toute la part
manquant, quoi qu’il advienne,
au rêve d’infini.
Les menus bouts de photos
souvenirs remués
par un cône éteint,
prennent contour, redonnent
ton et finalités
convoquent des liens
entre eux
revêtent la couleur
de la pensée
deviennent des endroits
et des temps toujours plus
distincts, au coeur
desquels les figures retrouvent
une épaisseur, s’exhale
une odeur de vertus
secrètes, d’atmosphères,
d’essences d’un
silence succulent
réseau stock entrepôt
d’images, de saveur.
5
(En file sur
l’étroit ponton
d’embarquement:
la fillette portant
les marques de son maillot,
sa mère, buste dressé,
et, dominant le groupe,
le père, sur la planche
inclinée au-dessus
d’une mer qui éblouit
à l’irruption du soir.
Et derrière, à l’ancre,
une voile laisse voir
le blason des Savoie.)
Lui, royaliste au sein
d’un foyer socialiste,
était dans la famille
une brebis galeuse.
Sa femme, couturière,
l’encourageait, disant
qu’il y gagnerait
en respect.
Lui qui avait été
soldat de choc et puis
fasciste de la première heure.
Il fréquentait un groupe
d’amis qui tous trompaient
l’ennui, se partageant
l’Europe sur le papier.
Tué avec les autres
sur la digue du fleuve,
dans le petit matin.
Délogé d’une manne
pleine de plumes d’oie,
sur les traces de sa
fille en train de jouer
dans le boyau de la cave :
descente et remontée
jusqu’à la catastrophe.
6
(Debout,
la main sur l’accoudoir
d’un petit canapé
en bois.
Un large béret d’où
s’échappent en couronne
ses cheveux, et dessous
tombe une lourde robe
avec sa jupe à plis
et une redingote
ornée de petit col
et poignets en velours.
Sur le fond, la tenture
de brocart que retient
un cordon brodé
formant un ruché,
derrière la tête.
La date est marquée :
1 – 4 – 1918.)
Pour elle c’est resté
l’époque la plus belle
de sa vie,
celle où, de son village
de montagne, elle était
descendue jeune fille
pour être domestique
à Florence dans une
maison bourgeoise.
Elle aimait les avenues
à l’heure de la promenade
et les ombrelles
qui s’ouvraient au soleil
et les calèches
arrêtées le long du trottoir.
Et puis s’habiller
le dimanche,
pour elle aussi
faire son effet.
Elle s’est persuadée
qu’en ce lieu seulement
on l’a vraiment aimée,
et dit que dès ce temps
elle ne ressentait que la peur
et nullement l’impatience
de ce qui l’attendait.
7
(Presque chauve,
visage rond
que soulignent des moustaches
épaisses et sombres.
Dans sa veste
de futaine,
le revers barré de
velours noir.
Le père de mon père.)
Cet homme que je n’ai
jamais connu
et dont dépend
ma vie.
Qui à ses torts manqua
de peu – croyais-je –
ou de beaucoup, le rendez-vous.
De lui j’ai su tout juste
que, demeuré veuf,
il s’était remarié
– son fils ne voulait pas –
et qu’atteint de thrombose
il était resté des années
grabataire avant de mourir.
Pour moi enfant
il était devenu,
par je ne sais
quel effet,
l’image concrète
d’une pensée, au fond,
pas tellement étrange :
la faute due à l’immense
désordre du monde.
8
(Casquette,
vareuse à col
carré, un court
cordon blanc
sous le bras.
Sur un bateau
miniature,
prêt à lever l’ancre
de son port,
avec une proue en carton.)
Aujourd’hui, tout à coup,
s’il se laisse aller,
c’est, dit-on, parce qu’il
tombe malade :
chute de tension.
Ou bien, pire,
c’est qu’il est devenu
la proie d’une idée fixe.
Il sait bien que ce n’est
qu’une impression.
En lui, quand il pense
que toujours la vie
est déjà passée
et qu’on ne peut plus
rejouer la partie.
Toute autre chance
est ratée, perdue,
désormais enfuie.
Mais la défaillance
est le fruit d’une
sensation douloureuse :
d’avoir été trompé
et, en toute chose,
dépouillé.
Présence effacée :
idée d’une chose
inanimée
parvenue au point
de se faire essence
définie, et cependant
visage opaque,
sans vie.
Signe évident d’une déchirure
sur le tableau si respectable
de l’infranchissable distance
du saut et du passage
dans la fiction scandée
du présent.
9
(L’enfant appuyé
contre les genoux
de son père qui
manoeuvre attentif
le bouton et muet
montre une station.
La mère regarde, ravie,
tendue sur la radio.
Dans le cercle d’or du salon.)
On peut dire
que je suis né
que j’ai grandi
qu’on m’a peu à peu élevé à
l’ombre de la respectabilité.
Disposé à remercier
du peu qui était assuré,
content sans trop.
Tendant
quoique hostile
à la révolte,
porté à conjuguer
dans l’absolu
refus et sens
du respect.
Oh, le reflet aimé
débordant à l’excès
de contours estompés
toujours…
comble d’éblouissement
auréolant l’objet.
10
(Avec son casque à pointe
et sa cape,
sur un faux cheval.
Une forêt sombre
compose le fond.
Une main sur la hanche
et l’autre soutenant
haut le sabre,
entre épaule et tête.
Il rit face à quelqu’un
devant, qui l’accompagne
– suppose-t-on.
À la plume, sur le blanc
du carton, cette date :
mai 1908.)
Parti pour l’Allemagne
du nord, travailler
en usine.
Il eut du bon temps
malgré plus de dix
heures par jour. Au fond,
toujours moins que s’il
était resté en Italie.
Pris en sympathie
par la fille du patron,
il comprit soudain
qu’il pourrait se caser.
“Et maman…
et moi, alors, que
serions-nous devenus ? ”
Demande éplorée à
mon grand-père en qui, Dieu
sait pour quelle raison,
ce souvenir
refaisait surface.
“ Mais… elle avait
une tête de jument.”
11
(Moi, à six ans,
je crois. Distrait,
mais pas trop,
de mon jeu sur la table
avec les lettres de l’alphabet.
Malgré l’état
précaire de la chaise,
appliqué tout de même
à combiner sur un cadran
des croisements.)
La parole, pour moi,
arrivait de bien loin.
Je la percevais presque comme
un a priori. Un stimulant.
Dans un processus en
quelque sorte inversé.
Cherchant à lui faire correspondre
une réalité qui, au contraire,
plus elle était touchée, saisie,
plus elle échappait aux cinq sens,
inconsistante.
Avec l’effet d’être lancée
sur un corps prononcé qui,
lorsqu’on l’énonce,
d’un coup se trouve ressaisi.
12
(Il pose, sans
vêtements, assis
sur le mur de clôture,
avec insolence
il serre entre ses lèvres
un brin d’herbe.
Le menton levé,
le regard
tombant sur
quelque chose ou quelqu’un
tout près de là.
Il soutient de la main
son genou.
L’âge est indiqué:
vingt-trois ans.)
De la mort, il fut tout juste
sauvé par la relégation.
Mais étant devenu bizarre,
il ne voulait plus sortir.
Comme un petit garçon.
À la maison il s’affairait,
cherchant à occuper ses mains
pour fuir un équilibre instable
au fil des jours. Il s’élançait
sur les traces de la chatte
à tout moment.
… un réel
recomposé, rendu
logique, bien en ordre,
soustrait au flux
incontrôlé
de la vie, attendu
au passage et qui a
glissé dans le long
l’étroit corridor,
le goulot de l’entonnoir
qui l’a recueilli
fragmenté puis
par enchantement
restitué dans un
état achevé, pendant
l’espace d’un instant,
intact et retrouvé.
13
(Sur le bord de mer
en plein été.
Chemisier
vaporeux et
sac à main blanc.
Elle se tourne et parle.
Je la regarde
me regarder
en extase.)
Ma mère, aimée
et, pour l’aimer,
tenue à distance.
Détachée, passée sous silence
sur tous les plans,
débordant en moi mais
dépensée par petites sommes.
Revue par étapes
dans ma vie
lointaine et autonome.
Toujours sous la tenaille
de l’attente,
sans prise, entre nous,
d’un dialogue qui vaille.
Autre bout du fil
qui me tire,
force d’un parcours
vers aucune issue.
14
(Petits yeux perçants
vrillant l’étroit passage
– au-dessus de la
gorge et du menton –
entre l’étole
et un chapeau
dont la visière s’orne
d’une résille.
Sur la photo
malicieuse et recherchée,
dessous, la signature
elle aussi tracée
d’une écriture
élégante et nette.)
Il n’y avait rien
qu’elle n’ait dit
savoir faire.
Jamais en repos
ou les bras croisés.
Sans trêve.“ Oui,
mais, quant à moi…”.
Son domaine :
la maison, la cuisine.
Aujourd’hui bloquée
toute la journée
sur un fauteuil
devant la fenêtre,
elle veut garder
sa petite chienne
attachée à son dossier
dans la même captivité.
Maintenant ou plus tard,
quoi qu’il en soit, sur une
pente qui s’éboule et glisse,
qui s’écroule en cascade,
quoi qu’il advienne.
15
(Cheveux tirés
sur les épaules,
petits yeux
rapprochés
et une main
entourant sa gorge.
Robe à pois.
Guère plus
de vingt ans.)
Contraint par une étrange
invite à m’attabler
au jeu de l’interdit,
mais distrait cependant
devant son va-et-vient
avec la pièce d’à côté :
devenue toute rouge, en hâte
elle va prendre sa culotte
accrochée avec les vêtements
au-dessus du feu.
On entend chuchoter,
puis des cris étouffés
derrière la porte.
Saisi et rongé par la
jalousie, ma vengeance :
m’élancer,
puis la griffer,
furieux,
de toutes mes forces.
Mais à maman, rien… grâce
à un pacte tacite
entre nous, pas un mot.
Elle me laissait, si
elle était seule, me
glisser entre ses jambes
quand elle repassait
et puis fouiller là
sous sa jupe courte.
16
(Avec son tablier
qu’on dirait un rideau
accroché à son cou,
main tendue pour saluer
et un pied qui se campe
avec satisfaction
sur le panier.
Scène prise de profil,
que montre ce reste
de carte postale.)
À la maternelle, dans la salle
après le déjeuner,
la tête sur la table
avec le devoir de
faire silence, pourtant
se regarder en cachette
et rire sous cape
sans qu’on vous attrape
par surprise
pour vous mettre au coin.
Furtives passaient au loin,
ne s’arrêtant jamais,
les grosses religieuses
entrant, sortant en choeur
par des portes infranchissables
pour nous, le long de couloirs
bleu ciel, et comme rétractant
avec vigueur dans leurs habits noirs,
l’un après l’autre,
leurs morceaux de chair rose.
Serait-il donc mort
ce passé ?
Ou se cache-t-il hors
du champ de vision,
dans un objet fixe
et détaché…
Le bout de galette
trempé dans la tasse,
ce goût retrouvé
soudain et gardé
qui tressaille,
s’arrête, redescend
dans ce qui, au hasard,
peut être évoqué
par une image
qui le reflète, le
faisant imaginer,
tout juste perçu
dans le tourbillon
de signes remués
sur le tracé.
17
(Un tee-shirt
juste à ma mesure
sur le pantalon
que je m’amuse
à baisser,
riant vers l’objectif.
Avec la ceinture
de nouveau serrée
autour des vêtements.
En juin 54,
à cinq ans.)
Tous les matins,
à notre arrivée,
la même bataille
pour les carreaux
de la cour.
Donnés en concession
à notre discrétion
de tyranneaux en herbe,
qu’on colorait avec
quelques débris de brique,
rangée d’aspirants peintres.
Et nous en prenions soin,
en vue des trois petites
qu’il était convenu
– désir non exempt
d’un sentiment de faute –
d’arriver à toucher,
nous emparant en hâte
de chacune derrière
les buissons du muret.
Encore qu’avec bien peu de chair
entre les jambes
et le sein maigrelet.
18
(Cigarette en main,
un bras replié
sur la poitrine,
au milieu
d’autres gens,
il m’écoute
et je m’agrippe
presque à lui.
Souriant, pourtant,
quoique lointain.
Veste de velours
sur un chandail
court et usé.)
Dans ses propos
non sur Dieu mais
sur le destin,
j’avais saisi l’idée…
dans ces taches
sur la peau,
son souffle haché
ses vêtements lâches,
signe d’indulgence,
de liberté et d’entorse
à la règle.
À six ans m’est venue d’un coup,
pour la première fois,
l’idée du déclin
inexorable, de la course
de toute chose vers un point mort.
19
(Petit tablier clair,
chaussettes montantes
à rayures, sandales
à trous.
Mon père attentif et
soucieux devant un chien
féroce mais empaillé.
Le prix marqué
dessous et, de côté,
l’occasion
pour ses quatre ans.
Octobre vingt-huit.)
Moi, devenu
par inversion
père de mon père
en cette image
bloquée, demeurée
à l’état de passé.
Renversé
le rapport
de grandeur,
dans une optique
qui de toute façon reste
équivalente.
Prêt, et content,
à le prendre par la main,
à lui parler du monde
et de la vie
en le guidant bien loin.
20
(Petite robe bouffante
serrée par un cordon,
avec toute
sa richesse
sous le buste
et les épaules ornées
de perles fantaisie.
Et moi qui,
d’un air las,
tire par un bras
la fillette.)
L’été, l’après-midi,
enfermé au rez-dechaussée
sur la terrasse.
Si je ne m’étais pas
échappé, Marceline
montait parfois me voir.
Pulpe goûteuse à mordre,
pêche, fruit à point.
Tous deux allongés entre
les pots de géraniums.
Ou en alerte dans le noir
de la cave tout en bas
sur les cageots de fruits,
elle aimait
tenir dans ses mains
ce qui pendait.
Je n’éprouvais que le
plaisir d’être saisi.
Mais l’idée me venait
que c’était bien injuste
pour moi, et désavantageux
qu’elle n’ait pas ce truc.
Faîte et racine
des êtres, certes ;
dimension globale,
objets devenant même
et symbole et fonction
de tenue, de durée.
Point plein
qui sans limites
contient le sens
illimité où
par convention
coïncident dans l’action
élan et retombée.
21
(C’est moi, le regard
fixe devant moi.
Et j’ai un tablier
à ceinture
et de grandes chaussettes
de la même teinte foncée.
Les bras le long
du corps. Mais nullement
détendu, raide
au contraire,
sur le qui-vive.)
J’avais éprouvé
un peu de désarroi,
l’impression de déveine
et de stupeur en découvrant
qu’on ne trouve jamais
la place
qui vous revient
pour pouvoir s’en tenir
à sa juste mesure.
C’est ainsi que pour moi
est resté en suspens
le fait que vivre soit
comme découvrir quelque
chose d’interdit
de défendu,
que tout naisse et grandisse
en cachette,
et advienne,
pour tout dire, dans la peur.
22
(J’ai un large tee-shirt
couvrant
mes autres vêtements.
Des sandales en cuir.
On me tient par la main
au bastingage,
du pont je fixe la mer
et une barque qui passe
juste en face.
J’ai sept ans.)
La voilà,
déployée au vent
la voile de l’enfance
à l’horizon.
Par moments elle se cabre,
incertaine,
reprend sa fuite
plus loin.
Ma route semblait gravée
indubitablement
et en quelque sorte
ouverte.
Rêves, projets et plans
ensemble, et tous étranges,
rapides et s’enfuyant
sur les flots.
Si maintenant je regarde
en arrière,
je me vois comme
un peu noyé
dans le vide qui, tel un verre,
s’est placé entre le moi
d’à présent
et celui du passé.
Mais plus il se dévoile
en bien des lieux,
sous tant d’aspects,
plus il reste caché.
23
(Ma mère rit,
visage à la renverse,
elle remue à peine
ses cheveux ondulés
sur son dos.
Le jeune homme maigre
derrière elle, levant
un regard pensif
a comme un sourire
hésitant.
Dans un soir
qu’on devine tiède.)
Vers les buissons du fleuve
ce premier amoureux
avait conduit ma mère,
et son frère jaloux
en épiant leurs pas
ayant couru derrière
leur jetait des cailloux.
Il s’est écrasé un matin
au cours d’un exercice
avant de partir
pour le front.
Et elle recueillit,
dans l’écho de sa gloire,
le peu qu’on retrouva
parmi les restes.
En feuilletant ces souvenirs
j’ai toujours réfléchi
à ce qui avait été
et qui aurait pu ne pas être,
au hasard qui gouverne
toute histoire.
24
(Mon père
tout jeune, en compagnie
de ses camarades
qu’on devine placés
en face.
Ils plaisantent,
et lui répond
en mimant
des gestes sexuels.)
Au milieu de dossiers
anciens et récents,
dans un bureau de
l’Office de Reconstruction,
il rencontra la jeune fille
qu’était encore
ma mère, alors.
Là débute l’histoire
qui me concerne.
Il fut jeune lui aussi
et il connut des épisodes,
des aspects de l’amour.
Cependant, entre nous
par un pacte muet
nous feignons d’ignorer
que l’un expérimente
ce que l’autre
a déjà fait.
Personnages et objets
sur la trace du concret,
dessinant l’autre face
d’un présent
scindé en deux, évanescent,
effiloché :
celle du discours en ordre
devenu portion logique
de l’immense,
miroir ou effigie
d’une valeur retrouvée,
tangible et immanente…
alphabet de non-sens
venu du plus profond abîme.
25
(Chemise
et petite cravate
sous un petit blouson.
Mains derrière le dos,
l’épaule appuyée
au muret
de la terrasse.
Expression un peu
perplexe
mi-satisfaite
mi-boudeuse.
Même l’année est indiquée :
1957.)
En me voyant
sur cette photo
je ne me demandais pas, alors,
ce qui adviendrait.
J’étais sûr
que par la suite,
quoi qu’il arrive,
je me regarderais
encore.
L’étrange est que
je ne me sentais
nullement exister
mais très exactement
déjà passé.
Comme saisi et fixé
de fois en fois
dans cette pose
contre le mur.
Éloigné de moi-même
et en partie exclu
de tout futur possible.
26
(Ma soeur
à quelques mois,
enveloppée dans un tablier
qui la serre.
Perplexe, je la tiens
par un doigt.
L’air égaré.
Mêmes oreilles,
semblables les yeux
le nez la bouche.
J’ai cinq ans.)
Et puis sonne l’heure
qu’on ne craint même pas.
Avoir été ensemble :
découvertes et jeux
dans les mêmes vêtements…
et arriver
à se perdre de vue.
Se voir rarement
et n’avoir, à présent,
plus rien à se dire.
Des deux côtés
d’un mur,
tout en haut peut-être.
Chacun des deux ayant
assumé un rôle, sa part
d’une vie qui fut commune
et maintenant se trouve
éloignée
par mille événements.
Mystère
des lignes qui divergent
à partir d’un point
sur cartes et papiers
à l’infini.
27
(De moi qui viens
vers moi plus grand
et plus lointain,
l’image qui s’avance
venant de la glace
d’une vieille armoire
dont la porte
s’ouvre tout doucement.
Une main tendue
comme peut-être
pour notre défense, et l’autre
tout contre le tee-shirt
dans le geste esquissé
de nous couvrir le visage.)
C’est que je restais un
inconnu, dans cet ensemble,
quant au sens du portrait
et de son contour
qui se reflétait là.
Détourné, dans l’inverse,
de mon identité
en me montrant à moi-même
avec une précision soudaine,
perdu dans les limites,
dans les points dessinant l’objet.
Et aujourd’hui encore
je me surprends séparé
de ce que je pense être,
je ne me vois
ni jeune ni vieux,
suis-je beau ou laid ?
Je me perçois comme
un obstacle
ou bien de moi je disparais
presque en entier.
28
(Ma mère
qui rejette
la tête en arrière
sur son corsage
de soie, souriante.
Coiffée d’un chapeau
noir. Robe
légère, fantaisie.
Une main
sur sa gorge.
Pleine de vie,
ardente.
Environ vingt ans.)
Mais je ne la reconnais pas.
Je la regarde et ne la vois
pas : son genre
m’est inconnu.
Comme quand je fouillais
dans son sac à main,
entre poudrier
miroir et lime.
Qu’elle ait vécu,
déjà heureuse…
et moi je n’étais pas là,
je n’existais
pas même comme souffle,
empreinte, vide.
Découverte que tous
ces traits les plus infimes,
dépareillés, de plus,
appartiennent au même
système général,
composé de parties
et aussi de rapports
qui pourtant vont jusqu’à
posséder un sens, dans
leur désordre total.
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(Les parents, derrière.
Le père est debout,
tenant satisfait
la main de sa fille :
elle le regarde
à la dérobée
sous le rebord de
son chapeau de paille,
un oeil attentif
à l’objectif et
l’autre main serrée
qui étale les plis de la robe.
La mère, penchée,
soutient le petit, qui a
un chapeau en papier journal
et un seau,
grimpé en équilibre
sur le cheval à bascule.)
De lui,
de ses courses
jour après jour :
magasin, maison,
famille.
“Pour les enfants,
Giovanna…”
Et pourtant le destin
l’a saisi
aux épaules,
le voilà condamné
sans appel.
Et sans même soupçonner
– à supposer qu’il en ait eu
le temps –
que s’amenuise
la distance trompeuse
sur son chemin.
Il claqua d’un cancer
à l’intestin
et elle, un an après,
d’une tumeur
au cerveau.
Le plus jeune
a perdu la tête,
la fille s’échine
à boucher les trous,
à calculer
le peu qu’il reste
pour soigner la maladie
de son frère,
ayant par deux fois
payé au passage, naïve,
aux dépens de sa bonne foi
la succession.
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(Tout recueilli,
mains jointes
sur le nez,
agenouillé dans l’escalier,
récitant des prières.
Mais le regard levé,
distrait
de ses bonnes intentions,
pour ressortir dans le portrait.)
Découvert au hasard
par ma mère
allongé dans le lit,
poches du pantalon
pleines de femmes nues,
images appétissantes
découpées d’un journal.
Tombant sous la menace
d’obscures punitions,
de chaînes et de mort.
Et cependant, malgré
cette peur, entraîné
et attiré
par la logique qui
veut que les belles choses
fassent souffrir.
Descendre, gravir,
s’écrouler dans le vide
et à rien cela
ne peut servir…
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(Moustache noire
en brosse,
il pose sous l’uniforme
de cavalier.
Sûr de lui
mais l’air distrait,
s’appuyant de la main
entre la colonne
et le mur.)
Mon grand-père refusait
de s’inscrire au parti
fasciste et l’on venait,
la nuit, le bâtonner.
Ma mère en attrapa
une maladie de nerfs.
Il dut
quitter sa ville
car on ne le laissait
plus tranquille.
Dès lors il ne put
que survivre.
Il avait bien compris
que rien ou presque
n’avait changé pour lui.
Mais ne voulant jamais
se vanter de
son passé.
Héros d’une époque
un peu dépassée,
il fut, pour ses idées
de liberté,
offensé puis trahi.
Analphabète, le dimanche,
il achetait l’Unità.
32
(C’est un menu paquet
enfoui au milieu de
rubans avec des noeuds,
caché dans un couffin,
entouré de fleurs blanches.
Dessous, imprimé
avec les données,
cet ennéasyllabe :
“ Il n’avait rien connu
de la vie.”)
Dans la poche des eaux
il fut, à la dérive,
naufragé.
Il eut, comme pensées
plaisirs et soucis,
non les siens, ceux d’autrui.
Poisson dans une mer
minuscule,
extrait de son bocal,
à cette ombre parfaite
arraché,
il fut, rien que pour
quelques heures,
déclaré à la loi,
mis au nombre des hommes
ayant existé.
Ce n’avait été qu’une
mise en ordre de fonctions
mais ratée.
Quelqu’un de commencé
qu’on n’avait pas fini.
… un signe
est la donnée, mais sans
mémoire ou nostalgie,
de ce qui a été.
Aimé ou non aimé,
inconnu, en tout cas.
Totalement perdu
effondré dans l’instant
de sa fin
où il se trouve
fixé
juste avant de périr. |