JOURNAL DE NORMANDIE (trad. Patrice Dyerval Angelini, Amadeus - Pagina, Lyon, 1990)
JOURNAL DE NORMANDIE in LES CHOSES DU MONDE (trad. Patrice Dyerval Angelini, L’Arbre à Paroles, 2007)
ISBN 978-2-87406-358-9
2-87406-358-4
( www.maisondelapoesie.com )
Poèmes
Trouville, Calvados: 8 août
vieilles villas normandes
perdues dans les pommiers
herbe sable eau salée
ciel crème fraîche céleste
azur lapis-lazuli bleu sombre
céleste crème fraîche lait
Ombre dense
sur les hortensias de Trouville.
La trace d'humidité
ne se dissipe
pas même à midi.
cette odeur de gâteaux et de biscuits
sur les planches.
Le couple attablé
fait silence:
ils boivent des liqueurs
et mangent des pâtes de fruits.
L'un a des traits réguliers,
sans barbe, sa peau
porte de lègéres striures,
il tourmente de sa main
ces papiers à confiture.
l'autre est plus jeune
et sourit au serveur
chaque fois qu'il passe,
pose les doigts entre les douceurs
et se laisse frôler, distraitement.
Le chien, maître des lieux,
va et vient dans la véranda
autour de chaque client.
De la mer monte brusquement
un souffle d'air,
entre les tables de fer
qui sentent la rouille humide,
sous les stores à rayures.
(On dit que lorsque
le vent cingle de la mer,
gonflant les stores
et les parasols clos de l'avenue,
ce sera certainement la tempête
dans une heure au plus.)
(d'escaliers de voûtes de ton
dans le son dans le cône de lumière
il s'arrête se livre à son vol
s'èlançant s'ètirant planant
de plume de feuille
de flèche de fue d'éclair)
(Rien dans les mains.
Rien qui t'assure,
par dépit? Non,
plutôt par chance,
d'un lieu, d'une historie.
D'un lendemain
)
(Tu t'aperçois soudain
que les choses parviennent à te distraire
de temps en temps au moins, de l'inquiétude
et à placer entre la vie et toi
l'espace nécessaire à la contempler.)
(Au fond, si j'y repense,
entre réflexions et projets
que je renvoie glisser
volontiers à demain,
puor donner ordre et sens
au hasard,
sur quoi repose
l'idée que j'ai des choses?
Sur un doigt
dans le nez.)
(Attends que la mer
soit devenue de la pisse,
alors tu comprendras in extremis
ce qu'est un naufragé
qui cède, inerte et nauséeux,
à ses rames, épuisé).
Houfleur, Calvados, 10 août
rang mince de rochers
resurgis du fond
dans les yeux du monde
ciel tronçonné
de déchirures et de coutures
violet rosè
La pointe du rècif
est une baleine noire,
suoffle d'eau
est le phare.
Bloqués dans l'éternel
arrachement à la terre
vers le large grand ouvert.
Même quand apparaît, parfois,
l'écume des brisants
comme un sillage
marqué par une barque
sur le bleu sombre.
(Contrôles, retards,
interminables attentes
avant de pouvoir
- même si cela semble,
peu à peu, de plus en plus
improbable -
s'élancer enfin.)
(C'est retranchement progressif
de présences chéres ou connues,
calcul qui commence
à ne plus tomber juste. Marge
de plus en plus subtile
à mesure qu'apparaissent
vides et voies d'eau entre les files.)
(Non pas quelconque
et n'importe comment.
La trame, choisie
et construite,
l'infini réduit
à une mesure, par
orgueil, voire
par peur,
limé, serré,
étiré dans
le lit
d'une encyclopédie.)
(Rêves hardis qui enchantent
vieux espoirs craintes on déchante)
(
plantes parasites
décolorées, à la tige
mince qui s'accroche
à d'autres plantes
en les faisant mourir
sangsues.)
Honfleur, Calvados: 11 août
bandes de maisons
sur le quai Sainte-Catherine
vert-moisi marron
ciel sombre noir
fer gris ardoise
nacre de lait
Bleu marine
à col ample
sont les chandails du magasin.
Le rayson est sens dessus dessous,
on ne trouve jamais
la taille.
La vendeuse tire sur les mailles,
fait passer quelques tricots,
puis arrange aussi
les cheveux:
elle rit et fait voir
une rangée presque entière
de dents en or.
La vitrine donne sur le port
et la glace
refléte les marins-pêcheurs
dans leur ciré jaune
qui amarrent
et déchargent en choeur
des piles de casiers.
(La certitude
de n'avoir plus aucune foi
est de se retrouver
volontiers, un matin,
indifférent à tout.)
(Je reste, on le voit,
voyageur de terre ferme,
qui scrute la mer de loin
et en contrôle le mouvement.
Mais certains croient, ici,
que la mer fascine
qui la regarde
et lui fait, tôt ou tard,
prendre le large.)
(Les chemins d'une mer hostile
qui agite port et canal
mer à trembler aimer
secouée du large jusq'à terre
épais clapotis court
cotre qui veut appareiller
vagues refluant au coeur
entre rêve et réel toujours.)
(Poésie qu'est-ce
menu poisson
lophobranche
bleu délicat,
avec des nageoires-ailes
bouche arrondie
avec deux rangs de dents,
pegasus draco
échoué entre les pattes
de la chatte.)
(Quelle étrange sensation
- va, gratte
de tes griffes - ,
de pouvoir: de prise
et de possession de moi sur toi,
quand tu le tiens
en main.)
Entre Trouville et Honfleur, Calvados:
12 août
abrupts de la colline
vers la mer
haies éboulées herbe
ciel rayé cendre
gris-bleu léger
céleste
Les pommiers en pente
descendent aprés le tournant du village
et une vieille auberge,
à mi-côte,
vous offre un banc.
Pendant qu'assis on mange,
on voit passer entre les branches
des navires
et on distingue toujours des marins
au bastingage.
Un chat s'agite sans trêve
sous la table:
le museau rond comme une balle,
il dégage une odeur
de poisson avancé.
La serveuse n'apporte
qu'une assiette à la fois
et chante à mi-voix
"douce vipère
"
(Dans quel plaisir on plonge
à suivre du regard,
immobile,
le mouvement des autres
au loin
)
(Moellueux souple unique
tendre leste, en tapinois.
Rien et personne ne suscite
en moi plus de tendresse
qu'un chat.)
(Je me souviens, naguère,
tu ne voulais pas de vin,
te refusant l'euphorie,
car - à tes dires -
était de renoncer à la lucidité.)
(Je reste pétrifié
toutes les fois - guère plus nombreuses
que les doigts de la main -
quand je recontre quelqu'un
qui a une mission vraie
dans la vie.)
Saint-Aubin, Calvados: 14 août
miroir fugace
ruban de nuées
filantes
ciel émacié livide
mordu par l'aurore
ciel en pente
La maison sur la plage
est un tremplin,
dernier saut depuis la terre ferme.
En venant des dunes
on voit les voiles
fuir en glissant
entre les colonnes.
Le soir, la mer gagne
la dernière marche
et la vague fait claquer
les planches.
Son propriétaire,
un vieux marin
qui, à l'aube, dit-on,
descend par une trappe
prendre le large.
(On rencontre parfois
l'un de ces passages:
tunnel, corridor
entre le dedans et le dehors,
entre le plein et le vide.
Puits, cône de volcan,
précipice. Gorge - semblerait-
il - frontalière.)
(L'ennui
est que tout se produise
même quand nous sommes absents
ou que, pris entre-temps
par une autre histoire,
nous en restions inconscients.)
(Et toujours ces allées et venues
d'une substance à l'autre,
sortir entrer.
Ma peur du gluant,
de la gadoue.
Une horreur absolue
de la condition amphibie.)
(Je me redis parfois
le petit conte indien
de l'homme dans le ravin,
agrippé à une branche,
qui ne peut s'empêcher
de cueillir la framboise
que sa main a frôlée.)
(Où court, à présent,
mon aventure?
Vers quel passage
s'est-elle laissée?
Peut-être est-elle tombée,
plongeant en son abandon lent,
dans le cône d'ombre
qui l'a trompée
maintenant
et pour le reste de la vie.)
Saint-Aubin, Calvados: 16 août
crêtes de sable
rebonds livides
du sillage lunaire
ciel noir ébène
bleu nuit cobalt
carton à sucre
Sur les dunes
le vent hésite plus
détourné par les buissons
et l'odeur de mer,
qui par instants s'interrompt,
senteur de melon.
Mais on ne peut
faire l'amour
dans cet état:
le reflux
apporte de loin
des bruits indéchiffrables
et, à terre, on ne voit guère
ce qu'il y a.
Ici, sur les dunes,
fut égorgé un marin
et de son amie
on ne retrouva plus trace.
Et on entend encore
ce hurlement affreux,
dans les soirs de tempête.
(Obsession de saleté,
du gluant, de l'obscur.
Les araignées, j'en ai horreur
rien qu'à les voir,
comme des insectes.
L'idée de leur contact
me coupe le souffle,
c'est comme si je cognais
sur un mur.)
(Là où s'arrête le pas,
où le geste s'évanouit,
où seule ta pensée
poursuit,
là tu n'auras de moi ni certitude
ni déception.)
(C'est que je n'aime pas
les échappées sur la nature
sauf vues du haut
d'une loge de théâtre,
d'un juste observatoire
qui offre
tant soit peu
un abri sûr.)
(Partout où nous nous trouvons
petite enragée,
note sur ton journal
les fois où nous baisons.)
(Avis aux navigateurs.
Vents de nord-est
tendant à forcir
et devenir bourrasque.
Phares d'entrée
au port, éteints.)
Bernières, Calvados: 18 août
muraille langouste
ébréchée que lèche
la mer pâle
ciel bleuâtre
de moût d'asphalte
oeil cerné brillant
L'épave
sur le rivage de dunes
couchée sur le flanc,
inerte et gonflée.
Tout dégradés, bois
fers et cordages
sont à leur place
sur la côte tourmentée.
Il y a là du sacré,
immobile dans le temps.
C'est un autel
sur lequel les mouettes
se lancent en criant.
La lente procession
ne s'arrête pas:
chacune reste muette
un instant,
fixe dans le vide.
(La forme passe,
meurt se dissout
pour toujours nous échappe.
C'est la matière, dit-on,
qui reste en s'écoulant:
se transforme change
se déforme,
sans cesser d'être.)
(Je vois que l'important
- excuse-moi, comme les cloches
je me répète -
est, en tout cas,
d'être celui qui s'accroche.)
(On dit que sur la côte
on meurt jeune.
Et qu'on vient jusqu'ici,
du reste du pays,
prendre femme.)
(Vois-atu, le consolant,
c'est le détachement
que l'on ressent,
presque inconscient,
face à ce qui arrive.
Quoi qu'il advienne.)
(Il y a des choses auxquelles
- est-ce humain? -
je ne saurais renoncer
pour rien au monde.
Parmi elles
ce geste de me gratter la tête,
certains soirs,
en comptant les cheveux
tombés sur mon bureau
et en amoncelant les pellicules
dans le creux de ma main.)
Cabourg, Calvados: 20 août
bord lèvre rebord
vague qui vient
vague qui s'en va
ciel putride marécage
pétrole vert-de-gris
ciel vert bouteille
Le vieux navire
est incliné
contre le quai
mais tout raide, on dirait
qu'il a pris ses distances
avec les pneus sur ses côtés,
qui se fossilisent.
La rouille n'a eu raison
que de ses flancs.
Redevenu mousse,
le capitaine
vient le matin
astiquer le bastingage,
il monte sur le pont,
glisse derrière les verrières
de la cabine de pilotage.
Sur le mât arrière
stationnent en rang des mouettes,
comme de blancs fusibles
sur les pylônes à haute tension.
(Je ne me vois
ni jeune ni vieux,
suis-je laid ou beau?
Je me perçois
comme un fardeau
ou bien je disparais
presque en entier,
chaque fois que je me trouve
face à face
dans la glace.)
(sifflement souffle plouf
lentement ténu qui s'étouffe
pendule lame nageoire
qui s'enfuit en zig-zag)
(J'aime bien, sois-en sûre,
- c'est sans doute ma manière
toute intellectuelle -
que tu gardes tes chaussures,
une au moins, celle
qui a un talon aiguille,
elle ne me quitte plus:
c'est pour mieux la toucher,
sentir qu'elle me piétine.)
(Ce qui me prend
c'est un vertige,
chaque fois que j'entends
ma grand-mère
appeler ma mère sa fille.)
(Bourrasque de nord-est
avec pluies, orages
et rafales de vent.
Tendant à forcir
jusqu'à devenir tempête.)
(Le point de traction,
le centre de gravité. C'est ici
la vraie force de
gravitation
qui descend le long d'une ligne
arrière, entre les cuisses, vers:
le derrière, et son trou.)
(Tu vois, ce doit être
une vraie surprise
pour tous deux.
Imaginons que nous ne partagions
aucun passé,
que nous nous soyons rencontrés
par pur hasard ici.
Contre toute histoire,
surmontant liens et interdits.
Surmontant, malgré tout,
ce qui n'est pas fini.
Justement, pour cela
L'insolite, le tabou.)
Cabourg, Calvados: 23 août
digue de maisons
fin de siècle
en bord de mer
ciel gris cobalt
rayè en surface
ciel rapiécé
Du Grand Hôtel, en rêve,
jusqu'à mon bourg.
Dans l'avenue de la gare
elle est là qui attend, pâle,
sur sa bicyclette.
Nous nous mettons en route
sous les tilleuls en fleurs.
Elle a une robe courte
jaune abricot,
des manches bouffantes, ses yeux
brillent entre ses cheveux.
La voie ferrée disparaît
et, tout à coup, là, c'est la mer
qui forme un large golfe.
Autour de nous tout est plongé
dans un rose pâle.
C'est la mer, oui,
et c'est aussi la route.
Je m'arrête, car
je ne sais où aller.
Elle m'indique d'un sourire,
me guidant par la main,
au fil de l'eau
l'étroite dune sur laquelle monter.
(La circonstance et le lieu.
D'accord avec le philosophe:
toujours, partout où nous allons,
nous ne sommes que ce que nous mangeons.)
(
bien que l'endroit
me fasse préférer la discrétion
et m'ait imposé
un minimum de bon goût,
vices bourgeois.)
(Il y eut une période
dans ma vie
où je restais au lit
des journées entières
pour ne pas m'extraire
de mes rêves.)
Trad. Patrice Dyerval Angelini
|